Il s'est rassis un petit sourire narquois aux lèvres et s'est mis à fouiller dans ses papiers, il devait chercher mon dossier et ce n'était pas une mince affaire mais j'avais confiance, il allait trouver. Je me suis revu du temps où je travaillais dans un bureau, tout le monde me regardait d'un air navré, perdu que j'étais derrière des montagnes de papiers de livres de tasses de thé japonais et de pelures de mandarines, parfois ils essayaient de me piéger, exigeaient tel ou tel imprimé dans la seconde mais c'était peine perdue, d'une main sûre je m'enfonçais dans la jungle de mes tiroirs et en rassortais la lettre de mission, la facture ou le bon de commande demandés. Après ça je faisais mine de me replonger dans mon rapport et travaillais à la rédaction de mon prochain livre. J'avais fini par me faire virer, le chômage m'avait aidé à tenir jusqu'à ce que le cinéma vienne sonner à ma porte et ma foi, à partir de là, les choses s'étaient mises à marcher tant bien que mal et ça m'allait de rester du matin au soir à la maison, mon bureau donnait sur le bouleau et je m'avalais des litres de thé vert, j'emmenais les enfants à l'école et je passais acheter les journaux, je marchais au hasard, il n'y avait guère que la mer qui manquait et les balades sur les sentiers on en rêvait, la veille de sa disparition encore Sarah m'en parlait, elle venait de demander sa mutation ici, on aurait la réponse dans quelques jours.

            Il a fini par mettre la main sur ce qu'il cherchait, une série de feuilles volantes dans une chemise bleue avec mon nom écrit dessus au marqueur rouge. Il a fait mine de les relire avant de se lancer dans un exposé succinct d'où il ressortait qu'étant lié de près à trois affaires de disparition - celle de ma femme dont on lui avait communiqué le dossier, celle de Justine puisque c'était avec moi qu'elle avait été vue pour la dernière fois, et enfin celle du petit Thomas Lacroix dont le père m'avait joint pas plus tard qu'hier par téléphone - j'avais intérêt à me tenir à carreaux.

            -Mais appelez ça comme vous voulez, Anderen, l'intuition ou autre chose, je ne vois rien d'autre là- dedans qu'une série de coïncidences merdiques. Avouez que vous êtes verni d'avoir affaire à moi. D'autres vous auraient déjà passé les menottes, vous ne croyez pas ? Bon, commençons par le commencement, le père du petit Thomas, qu'est-ce qu'il vous a dit, qu'est-ce qu'il voulait ? Je croyais que vous ne le connaissiez pas ?

            Combe me toisait l'air satisfait, j'avais l'impression qu'une nasse venait de me tomber dessus et qu'un type en resserrait tranquillement les mailles. Dans mon cerveau des dizaines de mouches se bousculaient. J'ai mis un petit bout de temps à retrouver mes esprits, le bureau sentait la sueur et j'avais chaud, j'aurais voulu qu'on ouvre les fenêtres. Je n'ai rien démenti, juste un peu arrangé les choses, effectivement le père du petit Thomas m'avait appelé, j'en avais été le premier surpris, il semblait aux abois et m'avait demandé conseil, je m'étais contenté de l'enjoindre de rendre le gamin à sa mère et de se livrer à la police. Combe m'a félicité pour ma sagesse. D'une main il a fouillé dans son bureau et en a ressorti un paquet de cigarillos Davidoff. Ses yeux se plissaient à chaque inspiration, disparaissaient presque dans la masse du visage. De sa bouche aux lèvres étonnamment rouges s'échappaient des petits paquets de fumée grisâtre. J'ai fait mine de me lever mais ce n'était pas tout à fait terminé : il voulait m'entendre au sujet de Justine. Je n'avais pas grand-chose à en dire, rien qui puisse lui être utile en tout cas. De son côté les recherches patinaient : une fausse piste à l'hôpital psychiatrique, une fille de son âge qui s'était présentée d'elle-même, sans délivrer le moindre mot ni aucuns papiers, mais non ce n'était pas elle, elle était jolie dans son genre mais ne correspondait pas aux photos. À part ça on l'aurait aperçue faisant du stop à la sortie de Rennes mais le témoignage n'était pas fiable, puis les choses s'obscurcissaient encore, on la signalait en banlieue parisienne aussi bien qu'à Marseille ou à Lyon, rien de concluant et aucun élément tangible, appels téléphoniques cartes bleues hôtels hôpitaux morgue, je connaissais ça par cœur ce n'était pas la peine de me faire un dessin, sous mon crâne repassait en accéléré le film des premiers mois après que Sarah se fut volatilisée.

            - Evidemment, les deux affaires sont très différentes, la petite c'est sûrement juste une fugue, rien de sérieux si vous voulez mon sentiment... Toutes ses copines décrivent une gamine fragile, colérique, vaguement anorexique, en conflit avec sa mère et son beau-père et révoltée contre à peu près tout ce qui bouge... Bien sûr ça n'arrive pas tous les jours non plus mais bon, tout cela semble assez classique. Dans ce type de cas il faut surtout prier pour qu'elle ne fasse pas de mauvaises rencontres. C'est surtout ça mon problème, alors que votre femme...

            -Oui...

            - Eh bien vous en savez autant que moi. Mais pour tout vous dire mes collègues ne se sont pas beaucoup foulés je trouve... Avec votre autorisation j'aimerais bien rejeter un œil au dossier.

            J'ai senti la terre s'ouvrir sous mes pieds, m'empor- ter dans son ventre et me recouvrir. Je marchais sur une berge et tout s'effondrait sous mes pas, j'accélérais mais c'était trop tard, la rivière m'emportait vers les chutes, les courants me trimballaient comme un fétu de paille et je me fracassais contre les roches. Il s'est levé et m'a serré la main, je crois bien qu'il m'a demandé de le tenir au courant et d'éviter de quitter la région, je devais me tenir à disposition de la police mais je ne suis même pas sûr, sa voix ne me parvenait plus qu'en sourdine et brouillée, j'étais dans un état de confusion totale, mon cerveau bourdonnait et j'étais compressé de partout, le coips entier passé au laminoir je n'étais plus capable de rien, j'avais juste envie de hurler de taper dans le premier truc qui se présenterait, chien poubelle voiture cheville humaine goéland poteau borne d'incendie, je me suis retenu comme j'ai pu jusqu'à la maison, je suis entré dans le garage, j'ai enlevé mon blouson ma chemise et mon pull j'ai enfilé les gants et je me suis mis à frapper le sac comme un dément. Je ne voyais rien d'autre que le sac et autour des formes floues et diffrac- tées, je frappais et dans mes yeux s'allumaient des incendies, des flashes aveuglants et des taches d'orange vif me déchiraient la rétine, je frappais je serrais les dents j'avais mal mais je frappais quand même, je poussais des cris des grognements des râles, j'étais au bord de vomir, couvert de sueur et les bras en feu, j'ai frappé sans discontinuer et quand je suis revenu à moi le petit Thomas et son père me regardaient comme si j'étais dingue. Je les avais presque oubliés ces deux-là. J'ai eu envie de les foutre dehors. Vraiment ils me sortaient par les yeux avec leurs airs de chien battu, leurs gueules de six pieds de long leurs épaules voûtées leurs regards tristes qu'est-ce que j'en avais à foutre bordel ? Qu'est-ce que j'en avais à foutre de leurs histoires ? En quoi ça me concernait leurs conneries ? Je suis monté prendre une douche, je suis resté une demi-heure sous l'eau brûlante pour me calmer, j'aurais voulu que la douleur s'éteigne, j'aurais voulu qu'on me lave et qu'on m'efface, j'aurais voulu qu'on me déleste.

            Je me suis garé sur le trottoir d'en face et j'ai éteint le moteur. La plupart des maisons étaient fermées, on les avait abandonnées un soir de tempête et personne ne reviendrait les ouvrir avant longtemps. À l'intérieur le papier peint se détachait des murs et la moisissure recouvrait les planchers. La rue débouchait sur la plage, une dizaine de petits catamarans s'y alignaient face à la mer étale. Au beau milieu des eaux émeraude affleuraient des bancs de sable, langues blondes étirées sous le soleil, une centaine d'oiseaux les piquaient en points noirs. Thomas avait l'air moins nerveux, une heure plus tôt il se blottissait dans les bras de son père, au sortir de la douche je les avais trouvés enlacés, ils avaient pleuré ça se voyait rien qu'à leurs yeux, ils se reniflaient dans les cheveux et le grand répétait en boucle, Tout va bien se passer je te promets, on va se revoir bientôt, on va plus se quitter maintenant.

            -  Mais si tu vas en prison ?

            -  Mais non. J'irai pas en prison. Un papa va pas en prison juste parce qu'il a passé un peu de bon temps avec son fils, hein ?...

            Le gamin lui avait répondu d'une moue à vous fendre le cœur, on le sentait désossé mais le grand ne s'était pas démonté, il avait fait ce que j'aurais fait à sa place, il en avait rajouté des tonnes, plans sur la comète, perspectives d'avenir radieux, Ça sera bien tu verras avec ta mère on va parler et je vais trouver un boulot dans le coin, je vais louer un petit studio et comme ça on pourra se voir tout le temps. Je les avais laissés finir en descendant une ou deux bières.

            On est sortis de la voiture, la maison ne se cachait qu'à moitié derrière les arbres nus. C'était un pavillon de bois dont la peinture blanche s'écaillait. Un grand jardin l'entourait où poussaient un grand pin, deux mimosas et un cerisier. À leurs pieds les herbes couraient comme bon leur semblait, grimpaient des talus, dévalaient des vallées miniatures où traînaient un vélo d'enfant et des boules de pétanque en plastique. Un instant j'ai pensé à Sarah, elle aurait adoré vivre là, ça n'avait rien de grandiose mais il émanait de tout ça un abandon plein de charme, quelque chose de serein, une atmosphère de vacances. J'ai traversé la rue déserte, le petit me suivait comme à contrecœur, il redoutait ce qui allait suivre et je ne voyais aucun moyen de le rassurer sans mentir. Entre les branches on apercevait la cuisine et le salon, une ombre a traversé les fenêtres.

            -  C'est maman, a fait le gamin. Elle est là.

            Il a respiré profondément pour se donner du courage. Je l'admirais, ce môme. Il prenait sur lui, tentait de ne rien laisser transparaître. Il me faisait penser à Clément.

            -  Bon. On va y aller, j'ai dit. Tu n'oublies pas, hein. Tu dis des choses gentilles sur ton papa, tu étais content de le voir, tu as passé de super vacances avec lui et tu voudrais refaire ça dès que possible parce qu'il te manque trop et tout. OK ?

            -  De toute façon c'est la vérité, alors.

            Le portail était ouvert, j'ai grimpé les six marches du perron en tenant Thomas par la main, adossé aux lambris un camélia bourgeonnait en boutons gros comme des billes, il faisait bien deux mètres cinquante de haut sur un et demi de large et dans un mois il éclaterait, des fleurs rouges grosses comme le poing en plein hiver, ici le printemps commençait tôt, les mimosas se paraient de petites boules jaunes dès le mois de janvier et les forsythias suivaient quelques jours plus tard. J'ai mis le doigt sur la sonnette, avec le gamin on s'est regardés et on a retenu notre respiration. La porte s'est ouverte sur une femme aux cheveux courts ébouriffés, il n'était pas loin de midi et elle venait de se lever, du noir brouillait son visage et sa robe de chambre peluchait. Son regard est passé sur moi sans s'attarder, je tenais son fils par la main et c'est tout ce qu'elle voyait, elle a lâché un cri bizarre et son expression est devenue indescriptible, une bonne dizaine de sentiments s'y mêlaient, pour la plupart contradictoires. Le petit s'est jeté dans ses bras et elle l'a serré jusqu'à l'étouffer, elle pleurait et l'embrassait un peu partout, le front les mains les cheveux la bouche et le visage. Elle le touchait, le palpait, on aurait dit qu'elle vérifiait que c'était bien lui, que ce n'était pas un rêve, qu'on venait bien de lui rendre son fils. J'ai assisté aux retrouvailles sans prononcer un mot, les bras ballants, inutile et déplacé. Elle répétait, Mon Thomas mon Thomas mon Thomas, et l'encerclait de ses bras de sa poitrine de ses baisers fiévreux. On a fini par entrer et le gamin est monté dans sa chambre. La maison sentait la cannelle et l'orange, dans le salon tous les meubles semblaient trop gros j'avais du mal à respirer, j'aurais voulu ouvrir les rideaux les fenêtres et que la lumière entre.

            -  Vous êtes qui ? elle a demandé.

            -  Personne en particulier, j'ai répondu. Votre ex-mari a fait mon déménagement. Je ne le connais pas. Hier soir il m'a appelé, je ne sais pas pourquoi, il était paniqué, il ne savait plus quoi faire. Je lui ai dit de venir à la maison. Ils ont passé la nuit chez moi. On a parlé et voilà. On s'est dit qu'on allait vous rendre le gamin et que tout irait bien.

            -  Que tout irait bien ? Vous croyez ? Il est où d'abord ?

            -  Qui ça ?

            -Lui.

            -  Chez moi.

            Sans me quitter du regard elle s'est jetée sur le téléphone, un vieil appareil massif et beige comme on n'en voyait plus nulle part. Le mobilier entier paraissait dater d'un autre siècle, et derrière la vitre des bibliothèques reposaient des livres antiques aux cuirs ouvragés et dorés sur tranche. Elle avait dû les trouver là en arrivant et s'en était fait des pans décoratifs. Tout autour le papier peint étouffait la pièce. Je l'ai regardée composer le numéro d'une main tremblante. Sa peau livide laissait voir le réseau verdâtre de ses veines et sous son corps tordu par la colère se devinaient des os de danseuse. Elle trépignait, le combiné à l'oreille, les yeux vibrants et gonflés. À l'autre bout du fil personne ne semblait vouloir décrocher.

            -  Vous appelez qui ?

            -  C'est quoi votre adresse ?

            -  Pour quoi faire ?

            -Pour qu'ils viennent le chercher... Mais putain qu'est-ce qu'il fout ce gros con, pourquoi il ne répond pas ?

            J'ai regardé autour de moi et la pièce avait rétréci, les murs se rapprochaient à vue d'œil et ne tarderaient pas à nous broyer. Des tapis sombres montaient des tribus d'acariens et j'éternuais des litres de poussière. Elle est remontée à la surface et m'a demandé de sortir, elle ne voulait plus me voir.

            -  Putain mais cassez-vous !

            Elle paraissait à bout de forces, sa voix était faible et se noyait dans les bruits domestiques. L'eau filait des tuyaux jusqu'aux radiateurs avec des tintements métalliques. À l'étage le plancher craquait. Dehors le vent soufflait et s'engouffrait dans la cheminée en un battement sourd. J'allais partir mais avant ça j'avais deux mots à lui dire. Elle avait récupéré son fils et je ne voyais pas très bien ce qu'elle pouvait désirer de plus. Le grand avait déconné mais le petit avait besoin de son père, il l'adorait ça se voyait comme le nez au milieu de la figure, ils étaient heureux comme des chats au soleil tous les deux. À quoi rimait de lui enfoncer la tête sous l'eau ? Elle ne m'a pas laissé finir.

            -Mais de quoi vous vous mêlez? Qu'est-ce que vous en savez ? Vous ne le connaissez pas, vous ne savez pas ce qu'il m'a fait endurer, vous ne savez rien, vous ne savez rien alors cassez-vous, je ne veux plus vous entendre cassez-vous cassez-vous cassez-vous.

            Elle s'est jetée sur moi avec des yeux de folle, elle y a mis toutes ses forces mais ce n'était pas grand-chose. Elle appuyait ses paumes sur ma poitrine mais je n'ai pas bougé d'un pouce. Alors elle a commencé à me frapper. J'ai encaissé ses coups sans broncher, elle finirait bien par s'épuiser. J'ai attrapé ses poignets, je l'ai immobilisée comme j'ai pu. Entre mes mains ses os d'oiseau étaient si fins, une simple pression aurait suffi à les briser. Je l'ai relâchée et elle s'est écroulée par terre, son corps en chiffon recroquevillé et le front collé au carrelage. Mais sortez, putain, sortez. Échouée sur les dalles, elle répétait ça en faisant couler son maquillage. Avant de partir je lui ai refait mon petit laïus, j'ai essayé de lui parler avec des mots doux et rassurants, j'ai essayé de ne pas la heurter, j'ai surtout parlé du petit, de son équilibre et du reste. J'ignore si mes mots parvenaient à son cerveau, si elle m'écoutait ou non. Thomas est redescendu et quand elle l'a vu ses yeux se sont rallumés d'un coup, elle lui a ouvert grand les bras et le petit s'y est précipité. Quand j'ai fermé la porte il lui parlait du grand, de la semaine qu'ils avaient passée et du bonheur de le revoir après si longtemps. J'ai senti des bouffées de tendresse me monter du ventre et m'envahir. J'ai regagné la voiture, le soleil brillait autant que possible en hiver, les rues étincelaient et les arbres nus se détachaient nets, leurs branches traçaient des lignes noires entrecroisées d'une beauté déchirante. J'ai inspiré profondément et Y air est venu me laver les poumons, il s'est propagé jusque dans mon ventre, a tout nettoyé sur son passage, sa transparence glacée emportait tout. Les yeux mi-clos j'ai laissé la voiture avaler le boulevard, tout en bas la mer était une immense flaque de lumière verte qui vous happait, elle vibrait de partout on aurait dit qu'elle éclairait le ciel. Je l'ai suivie autant que j'ai pu, je conduisais les yeux rivés sur le large, j'aurais voulu mordre dedans m'en remplir à ras bord ou bien m'y dissoudre, me diluer faire corps avec elle, devenir liquide salé froid et doux comme rien d'autre. Je l'ai quittée un instant, j'ai viré vers l'impasse, devant la maison ils étaient déjà là, j'ai ralenti et nos regards se sont croisés, menottes aux poignets le grand chialait comme un gosse, trois flics en civil l'encadraient et il se laissait faire, j'ai serré les dents quand ils l'ont poussé dans leur voiture blanche, ils ont démarré et je les ai vus s'éloigner puis disparaître, dans le rétroviseur la Peugeot s'est laissé engloutir par la route. J'ai retrouvé la mer un moment, sur la plage des types traçaient des grands huit avec leurs chars à voile et près des remparts, des forêts de brise-lames séchaient au soleil. Où qu'on posait les yeux, le ciel était dégagé, d'une clarté aveuglante, j'ai regardé l'heure et j'ai fait demi-tour.

            Dans le couloir, ils étaient une vingtaine à patienter. La porte du réfectoire était fermée mais les odeurs de soupe à la tomate et de macédoine en boîte se répandaient tout de même. Manon m'a souri d'un air triste, elle tenait une de ses camarades par la main, une gamine blonde au regard très vif et malin, le genre à ne s'en laisser conter par rien ni personne. Elle a hésité un moment puis s'est détachée du rang silencieux.

            -  Qu'est-ce que tu fais là ?

            -  Je viens te délivrer ma princesse.

            Je l'ai prise par le bras et on s'est enfuis comme des voleurs. Dans la cour les gamins du deuxième service fixaient le grand pin, ils avaient cru voir un écureuil et tentaient de le repérer au beau milieu des branchages. La mère Désiles les surveillait d'un air méfiant, je lui ai annoncé que Manon n'irait pas à l'école cet après-midi et elle n'a rien trouvé à répondre, son visage exprimait le dégoût et l'effroi. On a passé la grille et dans ma main, je pouvais sentir l'excitation de la petite, la joie que lui procurait l'idée d'aller profiter du ciel et de la mer.

            -  C'était bien avec Alex et Nadine ? j'ai demandé.

            -  Oui, mais tu m'as manqué.

            -  Toi aussi tu m'as manqué, j'ai répondu et on s'est dirigés vers les bâtiments de l'école primaire.

            Ils étaient en train de déjeuner. Je n'ai eu aucun mal à repérer Clément, il ne mangeait pas mais lisait un bouquin, Jonathan Livingstone le Goéland. Tout autour de lui ça bruissait dans un chaos de voix mêlées et de couverts entrechoqués. J'ai prononcé son nom et tout le monde s'est retourné. À la première table un gamin mâchonnait du pain, un gros pansement blanc recouvrait son oreille droite. Clément a relevé la tête de son bouquin. Il a traversé le réfectoire sous le regard des instits et du personnel de service en blouse rose. J'aurais pu leur dire un mot mais à quoi ça servait, je n'avais aucune excuse valable à proposer, il faisait beau et je ne travaillais pas, mes enfants me manquaient on allait traverser la Rance, se payer une pizza à Dinard ou Saint-Lunaire, passer l'après-midi sur la plage, jouer au foot, aux petits coureurs, emmerder les crabes attraper deux trois crevettes, faire la sieste des châteaux des circuits des pyramides, se tremper les pieds dans l'eau, s'asperger le visage pour que le sel le ronge un peu. Une fois dehors, je les ai regardés mes petits anges, je les ai serrés dans mes bras et leurs visages resplendissaient. Ça m'a rassuré. Nadine les avait trouvés inquiets, Manon avait passé la nuit dans ses bras on aurait dit qu'elle n'en avait jamais assez, elle réclamait des câlins et des baisers jusque dans son sommeil. Quant à Clément il avait joué jusqu'à minuit, concentré à l'extrême il avait battu Alex à tous les jeux sans émettre le moindre signe de contentement ni d'enthousiasme, comme s'il s'était agi d'une tâche à accomplir, ni plus ni moins joyeuse que n'importe quelle autre, un défi à relever, une mission, un devoir. Je leur ai dit de grimper dans la voiture et on s'est mis en route, j'ai fait tous les détours possibles pour ne jamais lâcher la Manche, de temps en temps on s'arrêtait pour contempler le paysage et partout c'était la même chose, la clarté du jour se déversait sur les remparts les bateaux les corniches les poches de sable, repeignait tout, ravivait les couleurs, reprécisait les lignes et les contours. Dans l'habitacle, le soleil filtré par les vitres nous cuisait en douceur, j'ai mis de la musique et Manon a commencé à chanter, ce bon vieux Nino cherchait Mirza et même Clément s'y est mis, Le Sud et Les Cornichons défilaient, La Maison près de la fontaine et La Rua Madureira, Le Téléfon et Une année d'amour ils connaissaient tout ça par cœur, un instant Sarah a traversé la maison mais pour une fois ça ne nous a pas arrêtés, pour une fois c'était presque léger presque joyeux cette présence, elle dansait là-dessus depuis gamine et ces chansons étaient les siennes, lui étaient liées pour toujours. Il m'aurait suffi de fermer les yeux pour la voir, légère et pieds nus dans le salon ou les herbes du jardin, tournant sur elle-même un grand sourire lumineux accroché aux lèvres. On hurlait, Je vends des robes, quand je me suis garé. Les petits étaient affamés. Ils ont partagé une pizza immense et couverte de fromage. J'ai à peine touché à la mienne mais deux pichets de rouge y sont passés, dans mon cerveau toutes sortes de pensées se bousculaient, les grands oiseaux les marées le départ de Sarah et les derniers jours de Nino, une balle dans la bouche au milieu des champs de blé ça m'avait toujours obsédé cette image, je l'avais toujours bien aimé ce type, son Quercy ses guitares sa maison les enfants la musique et les chiens, longtemps j'avais caressé l'idée de lui consacrer un livre mais tout cela me paraissait si loin désormais, les romans les jours et les nuits passés sur l'ordinateur, les lecteurs les libraires les épreuves les correcteurs les éditeurs, rien de tout cela ne me semblait avoir un jour constitué ma vie. Par les baies vitrées on voyait monter les eaux calmes, se faire et se défaire des bancs de sable doré, flotter des voiliers soudain ranimés par les flots, les goélands sortaient de leurs refuges et Clément les suivait du regard, ils glissaient sur les courants les ailes déployées, se laissaient griser par la vitesse et rasaient les flots avant de se rétablir en trois battements. Autour du croissant de sable se dressaient de vastes demeures aux volets clos, elles n'ouvriraient qu'à l'été et abriteraient des tribus entières. Les enfants ont fini leurs glaces et on est descendus sur la plage. Sans les cabines rouge et blanc, sans la paillote et ses odeurs de gaufres, de frites et de paninis, sans le club Mickey et ses barrières de bois clair, ses toboggans ses trampolines, elle paraissait nue mais ça lui allait bien. On attendrait l'été pour tout retrouver, manger des saucisses tard le soir sur les transats, tandis qu'à la brune des enfants recoiffés et vêtus de pyjamas descendraient des villas pour dévorer des sacs de bonbons multicolores, s'exercer au cochon pendu, canarder de penalties la cage de bois laissée vacante par les balançoires démontées et rangées pour la nuit, ou bavarder assis en tailleur sous la cabane du coin des tout-petits. On s'est installés en retrait d'une ligne d'algues sèches, le sable était presque tiède, s'y allonger et y plonger les doigts c'était retrouver la texture de saisons anciennes et heureuses, on s'est endormis tous les trois bercés par le clapotis. J'ai rêvé de Sarah. Ça ne m'était pas arrivé depuis des mois. Ou bien je l'ignorais. En général je dormais d'un sommeil noir et nerveux, ou bien je ne dormais pas, passais la nuit à scruter les bruits de la maison et les tremblements du dehors. Ce fut moins un rêve qu'une succession d'images arrêtées, de souvenirs entrechoqués. Des photographies floues et surexposées où défilaient des ombres et des visages noircis par le contre-jour.

            Tout défilait et je demeurais immobile, Sarah occupait tout l'espace, bouffait l'écran et la plupart du temps sa bouche s'agitait muette, j'avais beau tendre l'oreille je n'entendais rien ou bien seulement des grésillements. Elle rentrait du boulot claquée, ôtait ses chaussures et se faisait couler un bain, assise sur le rebord de la baignoire elle effleurait l'eau qui montait peu à peu. Les enfants lui sautaient dessus, l'arrachaient à sa rêverie. J'ignore où elle puisait ses forces, dans quelles réserves insoupçonnées, mais il lui en restait toujours assez pour eux, elle les poursuivait dans la maison en poussant des cris d'ogresse, les capturait sur un lit et les chatouillait jusqu'à ce qu'ils demandent grâce. Puis elle regagnait la salle de bains et disparaissait sous la mousse. Plus loin elle bouquinait en robe légère, les pieds sur la table du jardin et la chaise inclinée menaçant à tout moment de l'entraîner dans l'herbe, mâchonnait une herbe et sans quitter son livre des yeux buvait une gorgée de bière à même la bouteille, à pas de loup je m'approchais et mordait ses bras nus, sa nuque blanche et ses épaules où pointaient des os de mésange. Plus tard elle nageait et je nageais auprès d'elle, autour de nous les sternes piquaient l'eau aluminium, le soleil tombait à pic et nous brûlait les yeux. Sur la plage les gamins s'éclaboussaient. Elle se retournait de temps à autre pour leur faire signe, puis reprenait sa course obstinée vers le large, on aurait dit qu'elle visait l'île au loin, rechignait à faire demi-tour, n'aimait que l'horizon, souvent rebroussant vers la plage elle s'accrochait à mon cou et la tractant je manquais de me noyer. Plus tard encore Sarah tirant sur son joint et c'est la nuit et c'est l'été, les voisins les amis partis, dans le barbecue les cendres rougeoient encore, dans l'air flotte un parfum d'épices et de viande grillée, presque nus et perlés de sueur les enfants dorment à même les carreaux du salon, on attend qu'au front des immeubles s'éteignent les fenêtres, et dans la pénombre retrouvée, planqués sous la table du jardin, à l'abri du tamaris nous baisons chatouillés par les herbes. Puis une scène plus précise que les autres, plus vivante, plus nette, comme si soudain l'on avait rallumé la lumière, monté le son : Sarah vient de se réveiller et elle réclame son bébé, le ventre ouvert en deux puis recousu, les traits tirés au bord de la nausée un instant elle panique, un instant elle croit que c'est fini alors je la rassure, je dis tout va bien, je dis ça mais qu'est-ce que j'en sais, Manon est à un autre étage elle se repose, elle ne respirait plus il a fallu la ranimer elle se repose, le médecin a tellement pressé son ventre et sa poitrine elle se repose, c'était une telle panique alors, on l'a réveillé et il est venu à grandes enjambées les cheveux ébouriffés les yeux gonflés il bâillait et Manon ne respirait plus, il lui a fait cracher ses poumons j'étais derrière la vitre il appuyait sur son torse minuscule ses mains étaient plus grosses qu'elle et la petite est revenue à elle, venue tout court, elle a toussé craché vomi il m'a fait signe que tout allait bien, je n'ai pas eu le droit de la voir ils l'ont emmenée et après ça, avec Sarah, pendant des semaines, on pouvait juste la toucher, on passait nos mains dans les ouvertures de la couveuse et on caressait ses menottes trouées de perfusions, ses joues et son corps où se déversaient des tonnes d'antibiotiques et de désinfectants en tous genres, elle dormait tout le temps elle était bizarrement pâle au milieu des autres bébés violets ou cramoisis, le médecin avait l'air soucieux il nous répondait de manière évasive et confuse comme n'importe quel médecin mais je voyais bien qu'il s'inquiétait et Sarah aussi. Au bout de deux mois on avait fini par nous la rendre, pour la première fois nous l'avions touchée, avions embrassé son crâne ses joues ses cuisses et son ventre, Sarah pleurait de joie et je me souviens d'avoir pensé que toute notre vie resteraient gravés, en nous et entre nous, cet effroi de la perdre et le miracle de l'avoir gardée. Sarah des années plus tôt, les bras tendus vers Clément et il s'avance vers elle, plein de confiance et malhabile, il tient à peine sur ses pieds, tangue et manque de chuter à chaque pas, traverse le salon sain et sauf avant de se laisser choir dans les bras de sa mère. Puis elle me sourit en douce et son père me toise avec mépris, me gratifie de ses sempiternels, Alors toujours en vacances ? Ça ne vous dérange pas que ma fille se tue à la tâche pendant que vous rêvassez à vos livres d'adolescent ?, Et c'est quand que vous nous pondez un succès, au lieu de nous inonder de vos trucs déprimants ?, Et jamais vous n'avez songé à prendre un vrai travail ?, elle me voit bouillir et m'enjoint d'être patient, son père ne tient jamais longtemps chez nous, tout le déprime, le temps les immeubles et tous ces Arabes et ces Noirs, les gosses encore plus que tout et il a hâte de rentrer. Retour en arrière et c'est l'appartement à Paris, la chambre minuscule aux murs écaillés et jaunis, Sarah n'a pas beaucoup plus de vingt ans elle dort encore quand je rentre au matin, je ne mets plus les pieds à la fac depuis des lustres, la semaine sers dans un bar et les week-ends veille la nuit à la réception d'un hôtel, le reste du temps griffonne des poèmes ou des histoires qu'elle lit en sirotant de la vodka allongée sur le matelas, ou sur un banc le long des pelouses du parc voisin. Je me glisse sous les draps et elle grogne parce que je suis nu maigre et gelé. Elle se tourne vers moi. J'ai l'haleine chargée de tabac et de whisky et elle m'embrasse.

            Quand je me suis réveillé Sarah quittait la maison et c'était la dernière fois qu'elle faisait tinter ses clés, avalait une gorgée de thé, me disait à ce soir. Elle portait une jupe orange un pull vert pomme des tennis légères et son imperméable écru, la voiture avait démarré et après ça le silence, un silence tellement profond qu'avec le recul il ressemblait à un signal, une alerte, une prémonition. Le lendemain on avait retrouvé la Ford garée sur un parking face à la Seine, le long des berges les péniches amarrées semblaient inhabitées, on les avait visitées pour voir. On avait aussi sondé le fleuve. Sur le siège avant droit Sarah avait laissé son sac à main, à l'inspecteur j'avais dit, Vous voyez c'est bien la preuve, si elle était partie d'elle-même elle aurait emporté sa carte bleue son téléphone, il m'avait répondu, C'est surtout celle du contraire, si elle avait souhaité disparaître ne pas laisser la moindre trace éviter qu'on la piste elle ne s'y serait pas prise autrement, c'était le coup classique, la règle d'or. J'étais assis face à lui et, de l'autre côté de son bureau, il me fixait d'un air satisfait. Je me liquéfiais dans la lumière froide et ça sentait la banane, chaque fois que je venais le voir il en tenait une dans sa main droite. Dans la gauche il tenait un petit Moleskine noir, Vous le reconnaissez je suppose, il avait dit, on l'avait retrouvé dans son sac et je ne me souvenais pas de l'avoir jamais vue avec. Je vous assure que c'est très instructif. Il en avait corné deux pages et Sarah s'y plaignait, de moi de mon caractère impossible, de nos engueulades, de mon égoïsme et de mes emportements. Un maniaque obsessionnel, colérique et infantile, c'est ainsi qu'elle me dépeignait. À la fin il était question des enfants, elle se disait à bout de nerfs et morte de fatigue, Manon était hyperactive et Clément l'épuisait avec ses questions, l'envahissait et l'étouffait à force de la coller, de se fourrer dans ses jupes.

            - Arrêtez ça... j'avais gueulé.

            Je m'étais levé et lui avais arraché le carnet des mains. J'étais rentré à la maison avec un frelon dans le cerveau et le cœur lacéré. Une fois là je l'avais parcouru en tremblant, et si ici ou là Sarah s'emportait, la plupart des pages étaient le parfait reflet de notre vie, ses hauts ses bas ses baisers ses coups de latte, les lisant personne n'aurait pu douter de l'amour qui nous liait tous les quatre. Les enfants avaient le droit à des pages entières, Sarah notait le moindre détail les concernant, gestes touchants expressions surprenantes pensées et moues poignantes. Quant à moi j'apparaissais tel quel, versatile égocentrique obsédé par mon travail, absent aux autres et à moi-même, colérique et rongé par quelque chose d'indéchiffrable mais elle disait m'aimer quand même, envers et contre tout elle m'aimait. En le refermant j'avais pleuré. Cette somme de fragments discontinus constituait notre vie et dessinait en mosaïque l'image cohérente et reconnaissable de ce qu'il fallait bien nommer le bonheur, qui toujours nous échappe et ne prend sa forme qu'au passé.

            Je me suis relevé, Manon dormait et Clément laissait couler du sable entre ses doigts. Dans le ciel quelques nuages moutonnaient, faisaient varier la lumière, par instants on l'aurait dite d'orage, à d'autres il était dix- neuf heures en été, et puis soudain tout s'éclairait, une flaque d'argent se formait tout au bord et plus loin, au milieu du bleu intense, des bandes émeraude barraient l'horizon. J'ai attrapé le ballon et je me suis levé, avec nos blousons j'ai figuré deux poteaux de but et on a commencé la séance de tirs. Le gamin manquait de puissance mais il était d'une précision diabolique. Il avait le chic pour raser les limites et me prenait régulièrement à contre-pied, j'avais beau m'écrouler dans le sable il me manquait toujours vingt bons centimètres. Au bout de dix buts on a échangé les rôles. J'ai rapproché les poteaux, rejoint la zone de tirs à petites foulées. J'avais l'impression de peser trois tonnes, ça faisait des mois que je n'avais pas couru ni shooté dans un ballon, mes genoux crissaient et mes chevilles étaient prises dans la rouille. Bien campé sur ses pieds, Clément attendait que je tire.

            -         Alors qu'est-ce que tu fous ? a-t-il dit au bout d'un moment.

            -J'attends.

            -  Tu attends quoi ?

            -  J'attends que tu me le dises.

            -  Mais que je te dise quoi ?

            Il plissait les yeux et se pinçait les lèvres, la tête penchée vers l'épaule il ressemblait à Sarah, quand j'oubliais son visage il me suffisait de le regarder pour en retrouver l'image intacte.

            -Pourquoi tu lui as mordu l'oreille à ce gamin? Qu'est-ce qui s'est passé ?

            -Ah... Ça?

            -  Eh oui.

            -         J'ai pas fait exprès. On s'est battus, il était plus fort que moi, il me tenait par terre, il m'étouffait alors je l'ai mordu, c'est tout.

            -  Et pourquoi vous vous battiez ?

            -  Je ne veux pas te le dire.

            -         Tu ne veux pas me le dire ? Ça a un rapport avec ta sœur ?

            -Non.

            -  Avec ta mère ?

            Il n'a rien répondu et s'est remis en position, j'avais le soleil dans les yeux et la mer dans le dos, j'ai pris trois pas d'élan et j'ai tiré sur sa gauche. La rapidité avec laquelle il s'est lancé vers le ballon m'a épaté, ce gosse avait tout d'un élastique ou d'un ressort, du bout des doigts il l'a touché et l'a expédié à côté des buts. Je l'ai applaudi. Vraiment il m'impressionnait. À son âge j'étais tellement empoté. Un nuage a filé au-dessus de nos têtes, les oiseaux semblaient vouloir les suivre, un grand chien blond les coursait en aboyant, tout le monde courait après tout le monde et personne ne se touchait pour de bon. Clément s'est remis en position, j'allais m'élancer pour mon deuxième tir quand la voix de Manon s'est élevée.

            -  On reprendra tout à l'heure, j'ai dit.

            La petite venait de se réveiller, après la sieste c'était toujours la même histoire, il lui fallait un bon quart d'heure pour sortir des limbes. Je l'ai prise dans mes bras et elle s'est blottie comme un chat. Elle grognait contre la lumière du jour. Clément s'est approché et lui a passé la main dans les cheveux.

            -  Tu sais, ce serait bien que tu présentes tes excuses au gamin. Et puis à ses parents. Ils m'ont l'air assez casse-couilles. Je pense que ça nous éviterait pas mal d'ennuis.

            Il a acquiescé tandis qu'un goéland se posait à moins d'un mètre. L'œil torve et le bec entrouvert, l'animal louchait sur notre petit sac de provisions, un peu de pain, des mandarines et deux trois biscuits.

            -  Tu vas le faire ?

            Clément a hoché la tête et cet enfoiré d'oiseau s'est saisi du sac. On a eu beau battre des mains, se lever taper du pied, rien n'y a fait, il a pris le temps de choisir son butin, un biscuit au chocolat qu'il a coincé dans son bec, avant de s'envoler comme si de rien n'était et de se reposer cent mètres plus loin pour avaler sa friandise au calme. Il ne fallait pas s'étonner qu'elles engraissent à ce point ces bestioles. Certaines finissaient dodues comme des poulets. Manon n'en revenait pas, sur le coup j'ai eu peur qu'elle râle mais elle a éclaté de rire. Puis dans un grand sourire elle a décrété une partie de sumo.

            -  Tu ne veux pas manger avant ? lui ai-je demandé.

            -  Non, je veux faire du sumo.

            Ce n'était pas la peine de rêver, depuis qu'elle avait vu ça à la télévision c'était devenu un vrai rituel, impossible d'y échapper. Du bout du pied j'ai tracé un cercle et on a chassé les esprits, il s'agissait de lever très haut les jambes et de les laisser retomber lourdement sur le sol, à défaut de sel on a lancé du sable histoire de purifier le dohyo, puis on s'est accroupis et on a tendu nos bras. J'ai posé mes deux poings sur le sol et ils m'ont foncé dessus en hurlant, la petite a attrapé mes jambes et le grand m'a transpercé le ventre à grands coups de tête, pour un garçon qui méprisait la boxe il y allait fort. J'ai résisté un moment en poussant des cris terribles, j'ai fait mine de les envoyer valser mais ça finissait toujours pareil : Manon hurlait de rire ou de terreur on ne savait pas très bien, et je m'écroulais dans le sable en les serrant contre moi, on se chatouillait, les yeux au ciel et le souffle court, goinfrés de lumière et rédimés par le vent. On est restés sur la plage jusqu'à ce que le soleil décline, la mer descendait à toute vitesse, j'ai fait signe aux gamins d'enlever leurs chaussures et de relever leurs pantalons. On a couru dans les rigoles, l'eau glacée frayait parmi les sables grossiers et les brisures de coquillages, par endroits on s'enfonçait et ça vous gelait des orteils aux cheveux.

            Les premières vagues mordaient à pleines dents. Je me suis penché pour recueillir un peu d'eau dans le creux de mes mains et y plonger mon visage. Les enfants m'ont imité et la petite en est ressortie trempée. On était fiers comme des papes, on ne craignait rien ni personne et surtout pas le froid ni l'hiver, on était des Indiens, on a fait la danse des Sioux. Un type est apparu dans notre champ de vision, vêtu d'un maillot de bain et d'une peau rouge. Sur son crâne s'acharnaient les restes d'une chevelure rousse. Un Anglais, un Irlandais ou quelque chose dans le genre, ai-je pensé en le regardant s'avancer sans la moindre hésitation. Les yeux rivés sur l'horizon il s'est arrosé la nuque, la poitrine et le dos. Puis il a plongé d'un mouvement souple et fluide. Un vrai dauphin. Pendant un petit moment on l'a perdu de vue. On scrutait les flots calmes et lisses. Il a fini par réapparaître, une bonne cinquantaine de mètres au large. Il nageait avec application, ses gestes étaient précis, amples et réguliers, on aurait dit qu'il s'entraînait dans une piscine chauffée à vingt-deux. Avec les gamins on avait l'air fin. On s'est éclaboussés une dernière fois pour la forme et on est retournés sur le sable sec. Au- dessus des villas le ciel était rouge, la pointe masquait le soleil et l'ombre avait gagné toute l'étendue de la plage. Seul l'Irlandais bénéficiait encore des rayons, il avait dépassé les bateaux et nageait dans la lumière blonde, droit vers les îlots noirs. A cet endroit de la côte ils formaient un archipel miniature. J'avais lu quelque part qu'on pouvait y ramasser des huîtres, les connaisseurs ne manquaient jamais de glisser un couteau dans leur maillot. Ça devait être quelque chose de manger ça sur un rocher en plein milieu de la mer.

            On a rejoint la voiture et j'ai mis le chauffage à fond, les petits claquaient des dents mais ils semblaient heureux.

            Le barrage était levé et l'eau bouillait en lisière des turbines, la route s'élevait fendue en deux puis se plantait à la verticale. On a patienté un bon quart d'heure en regardant passer les bateaux, des voiliers racés glissaient sans bruit, un rafiot de pêche fermait le cortège, il pétaradait gentiment et à son bord, des kilos de Saint- Jacques bâillaient à l'étroit dans leurs filets. Vers le sud la nuit gagnait sur la Ranee, adoucissait les courbes du paysage et prêtait aux sables nus des teintes argent. De l'autre côté les pointes enserraient l'estuaire et tentaient de retenir les eaux mais il n'y avait rien à faire, le large s'ouvrait comme un appel immense à l'orée des premières étoiles. On est rentrés par la vieille ville, après les remparts la route longeait le front de mer, les villas verticales agglutinées laissaient parfois un couloir où jeter un œil, tous les vingt mètres on pouvait vérifier qu'il faisait bien nuit maintenant et que la Manche était noire.

            -  Papa, regarde, c'est Nadine...

            Clément avait dit ça d'une voix pleine d'entrain, j'ai ralenti mais je crois qu'au moment même où j'ai tourné la tête je savais déjà ce que j'allais voir.

            -  Pourquoi tu ne t'arrêtes pas, a fait Manon ?

            -  Parce qu'il est tard et que vous devez prendre votre bain, j'ai répondu. Demain il y a école.

            Les petits ont eu l'air déçus mais qu'est-ce que je pouvais leur dire, dans le rétroviseur devant l'Ibis, Nadine et un homme qui n'était pas leur oncle se faisaient leurs adieux.

            Combe avait besoin d'un whisky, il semblait lessivé, à bout de forces. Je lui ai désigné la bouteille et l'ai laissé fouiller dans le placard. Il en a sorti deux verres qu'il a remplis à égalité.

            - Santé.

            En haut les enfants dormaient ou faisaient semblant, la plupart du temps après le baiser du soir je refermais leurs portes et si je prêtais l'oreille, je pouvais percevoir des bruits de pages tournées, des froissements de papiers, des déplacements et des murmures. Ils devaient jouer ou bien lire jusque tard, mais ça n'expliquait qu'en partie la difficulté de leurs réveils : à peine levés ils faisaient le tour des pièces comme pour vérifier quelque chose, chaque matin les trouvait déçus, maussades et dégrisés, je faisais semblant de ne rien voir. Tout cela ne rimait à rien, tout cela ne menait nulle part, j'avais beau m'aveugler il faudrait bien crever l'abcès un jour ou l'autre. J'ai porté mon verre à mes lèvres, un goût de terre de fumée et de bois gonflé par la pluie a envahi ma bouche et un frisson m'a parcouru l'échiné. En face, Combe s'en jetait déjà un troisième et il avait ôté ses chaussures, deux orteils émergeaient des chaussettes. Ses moustaches roussies par le tabac trempaient légèrement dans le blond liquide.

            -  Ça va vos gamins ? Ils s'en sortent sans leur mère ?

            Ce type lisait dans mes pensées, il avait demandé ça

            d'une voix enrouée, comme submergé par une émotion dont j'ignorais la cause. Ses yeux légèrement brillants me fixaient avec une expression indéfinissable, à la fois lointaine et compassionnelle, mais je n'avais pas l'intention de m'étendre sur le sujet. J'ai répondu que ça allait, qu'on faisait avec. Par la fenêtre je voyais se balancer les branches nues du cerisier, les murs absorbaient la lune et renvoyaient sa lueur aux quatre coins du jardin, la table en fer luisait et la nuit lui ôtait sa couleur. De mon fauteuil je ne pouvais pas les voir mais un bon paquet d'étoiles devait moucheter le ciel noir.

            -  Le plus dur c'est de ne pas savoir, non ? il a gémi.

            Dans les murs quelque chose a craqué, un bruit sec

            de bois brisé. Je ne sais pas si c'était le silence alentour, mais cette maison me semblait plus vivante que la précédente. On sentait l'eau parcourir ses tuyaux comme du sang dans les veines, et ses articulations claquer à chaque coup de vent.

            -  Non, ai-je répondu. Le plus dur c'est l'absence. Il n'y a rien au-dessus de ça, pour eux comme pour moi.

            -  Vous dites ça mais si vous tenez tous les trois, c'est parce qu'il y a une part de vous qui croit dur comme mes couilles à son retour.

            Combe parlait comme un charretier, j'avais déjà remarqué ça mais il avait une manière bien à lui de le faire, sans insister jamais sur aucun mot, d'un ton égal et mou qui faisait tout passer en douceur, sans rien de pittoresque ni de relevé.

            -  Qu'est-ce que vous en savez ?

            -  Je le sais c'est tout.

            Il a vidé son verre. Cette conversation paraissait lui avoir ôté ses dernières forces. Les traits tirés, les yeux rougis et minuscules, il hésitait à s'en servir un quatrième.

            -J'ai eu une journée difficile, a-t-il lâché, comme pour se justifier.

            Je lui ai fait signe de se resservir et je l'ai imité. Je n'avais quasiment rien avalé depuis vingt-quatre heures et j'ai senti l'alcool me perforer l'estomac sans faire de détails. La tête commençait à me tourner sérieusement, je me suis levé et j'ai ouvert le frigo.

            -  Et donc, vous êtes venu pourquoi ?

            Il n'y avait presque plus rien là-dedans, déjà pour les gamins j'avais dû racler le fond du congélateur, poisson pané pommes noisettes c'était passé de justesse : Manon avait râlé qu'il n'y avait plus de ketchup ni de citron. J'ai quand même trouvé un morceau de comté, il y avait plus de croûte que de pâte mais ça allait, il s'agissait surtout de colmater les brèches. J'ai attrapé un bout de pain et je suis retourné au salon, Combe était perdu dans ses pensées.

            -  C'est au sujet de la gamine ? Justine ? ai-je tenté.

            -  Non. Malheureusement, non. Pour le moment les recherches ne donnent rien. Ça ne me dit rien qui vaille. Elle a fait une carte bleue en banlieue sud, à Juvisy, et depuis plus rien. Qu'est-ce qu'elle est allée foutre à Juvisy, aussi, je vous le demande?... Quel coin de merde. C'était vers chez vous, d'ailleurs, ça, non ?

            J'ai hoché la tête. J'ai préféré ne rien répondre. La banlieue et tous ces coins périphériques ça ne servait à rien d'en parler à ceux qui n'y avaient pas vécu, ils étaient incapables d'y comprendre quoi que ce soit. J'avais passé l'âge de ferrailler sur ce genre de sujet ou sur n'importe quel autre. Plus jeune je l'avais fait et ça ne m'avait mené à rien, à part à m'engueuler avec la quasi-totalité des connaissances qui daignaient m'adresser la parole. Au fond les gens pouvaient bien penser ce qu'ils voulaient je n'en avais plus rien à foutre.

            -Non, c'est au sujet de votre ami, là. Le père du petit Thomas. Je sais que c'est vous qui avez rendu le gosse à sa mère. Vous savez que si elle n'avait pas retiré sa plainte j'aurais très bien pu vous coffrer.

            -  Elle a retiré sa plainte ?

            -   Oui. Même moi ça m'a étonné. Quoique avec les femmes...

            J'ai haussé les épaules. Décidément il avait le don de m'exaspérer avec ses commentaires, ce genre de généralités m'avait toujours rendu nerveux, quant à Sarah c'était pire, elle n'ouvrait plus le moindre journal n'allumait plus la radio, et quand au matin je lui faisais part des nouvelles elle me priait de me taire.

            -  Et de toute façon c'était trop tard, il a ajouté dans un murmure.

            Il a relevé la tête et ses yeux luisaient bizarrement, il les avait toujours un peu vitreux mais là c'était pire, on les aurait dit recouverts d'un gel ou de lentilles translucides et remplies d'eau.

            -J'ai rien pu faire. Il est entré dans mon bureau, il s'est assis il avait vraiment l'air du type complètement défait, vidé de toute substance. Des yeux de chien battu même moi ça m'a fendu le cœur. Et puis merde, ce con s'est levé d'un coup il s'est précipité vers la fenêtre et il a sauté, il s'est écrasé trois étages plus bas, de cette hauteur il aurait pu s'en sortir mais je sais pas comment il a fait son compte. C'était horrible. Et là-dessus, pas plus d'une heure après cette conne m'appelle pour me dire que finalement elle va retirer sa plainte qu'elle veut pas qu'il retourne en tôle qu'ils régleront la garde du petit et tous ces trucs par avocats comme des gens civilisés...

            Combe ne me regardait plus. Ses yeux fuyaient par la fenêtre, pourtant il n'y avait pas grand-chose à voir, le jardin était quasiment nu, n'eussent été le laurier-rose et le camélia. Le poirier se dressait dans la lumière blafarde et penchait. Un vent léger faisait tinter les plaques de bois suspendues à ses branches, Tristan me les avait envoyées du Japon, la plupart représentaient des animaux et sur ma préférée, deux femmes en kimono se frayaient un chemin dans les bambous, à leur dos on pouvait consigner ses vœux ses espoirs, on les brûlerait plus tard selon le rituel shintoïste, il y en avait pour tous les goûts, l'amour la chance l'argent ou la santé. Mais rien quant au retour des disparus. Je me suis excusé. À l'étage les enfants dormaient comme des loirs, Clément avait laissé sa lampe de poche allumée, le volume 3 de Petit Vampire gisait ouvert sur son ventre et la radio jouait à bas volume. J'ai remonté sa couverture jusque sous son menton, j'ai embrassé son front et je suis sorti. De son côté Manon ronflait, un instant j'ai eu peur d'entendre ses poumons siffler mais ce n'était rien, juste un petit rhume qui lorgnait vers la bronchite. Je suis redescendu et Combe s'était levé, il examinait les rayonnages de la bibliothèque. Il semblait un peu mieux, en crachant le morceau il s'était délesté d'un poids.

            - Pas beaucoup de Français là-dedans, il a fait en se grattant le menton.

            J'ai haussé les épaules. C'est vrai que les Américains et les Japonais dominaient mais c'était en partie le fruit du hasard. J'avais beau avoir été un grand lecteur, je n'avais rien d'un bibliophile. À part la poésie et quelques marottes, je me séparais des volumes sitôt lus, les distribuais autour de moi, aux voisins aux bibliothèques

            aux associations. Au fond ce n'étaient pas les livres que j'aimais, seulement la littérature.

            -         Dites donc, j'ai vu quelque part que vous écriviez des bouquins, a-t-il enchaîné.

            -Oui. Enfin, ça fait longtemps que j'ai rien fait maintenant...

            J'ai eu la vague impression d'être pris en flagrant délit de quelque chose de grave. Durant un bref instant, un vague sourire a illuminé son visage. J'imagine que c'était là un des rares plaisirs que procurait le boulot d'inspecteur. Cette manière d'en savoir toujours plus sur vous qu'on ne le croit. D'avoir toujours un temps d'avance.

            -C'est pour ça alors.

            -  Pour ça quoi ?

            -  Que vous bossez à l'auto-école en ce moment.

            -Oui. Je suis un peu juste financièrement alors ça

            met du beurre dans les épinards.

            D'une main il a attrapé un volume sur la plus haute étagère et l'a feuilleté. Des poèmes de Carver. Il en a lu deux ou trois. Ça n'a pas eu l'air de lui plaire.

            -  Vous savez que j'ai bien connu vos parents ?

            -  Non, je ne savais pas.

            -         Si si. Un de mes neveux a même appris à conduire avec votre père...

            Il a reposé le livre et s'est laissé tomber lourdement dans le fauteuil. J'ai cru que le bois allait céder sous son poids. Je me suis rassis à mon tour et dans la pièce on n'entendait rien sinon son souffle épais. De temps en temps une voiture passait mais le bourdon des moteurs peinait à le recouvrir.

            -         Dites-moi. Je suppose que vous avez les diplômes qui vous permettent d'exercer...

            -  Bien sûr, ai-je répondu de la voix la plus neutre possible.

            Dans ma poitrine mon cœur s'est affolé d'un coup, au détecteur de mensonge je n'aurais pas eu la moindre chance. En général dans ce type de situation je ne laissais rien paraître mais à l'intérieur tout partait en vrille, j'avais chaud et du mal à respirer, mon ventre se contractait en un spasme insoutenable et ma tension grimpait en flèche, me collait des moucherons devant les yeux.